L’universitaire

C’est au cours de l’année de mes quinze ans, en mille neuf cent quatre-vingt-cinq, que j’ai commencé à m’intéresser à l’ésotérique. Je vivais à l’époque à Aigue-Ardente, et mes parents ne virent dans ce virage gothique qu’une nouvelle version de ma crise d’adolescence. Je passais de nombreuses semaines à arpenter les bibliothèques de la ville, y compris de petites échoppes plus ou moins laissées à l’abandon où l’on pouvait dénicher de vieux ouvrages, pour la plupart sans aucun intérêt, malgré leur âge vénérable.

Pur intellectuel, je classais mes études selon quatre catégories bien précises : les psychosciences, les sciences des ondes, les sciences nécrotiques et les sciences issues de technologies inconnues. Je passais mes soirées et tout mon temps libre à dévorer des livres. Je recherchai, en pure perte, « Le Grand Albert », le mystérieux « Beschwöre und bändige kleinere Dämonen » ou encore le «  Kontrola umysłu pomniejszych istot ». Mon jeune âge ne m’autorisait pas l’accès à des bibliothèques plus confidentielles, mais, à force de ténacité, je me bâtis une certaine notoriété dans le petit univers de l’ésotérisme auvergnat.

Naturellement doué pour les langues, j’orientai mes études dans cette direction et, deux ans après mon baccalauréat, j’intégrai le département de lettres anciennes à l’université de Sioule d’Aigue-Ardente. Pendant plusieurs années, je préparai une thèse sur les sciences occultes en Auvergne. Mes recherches me permettant de dénicher des légendes parfois drôles, telle celle de la cité d’Auzon sauvée par un cochon perché entre deux ravins, et d’autres plus inquiétantes comme celle de la bête du Gévaudan. Le lac Pavin trainait lui aussi sa kyrielle de contes mystérieux.

Au fil de mes investigations, je tombais sur des histoires de plus en plus secrètes, dont certaines ne se racontaient que de manière confidentielle. Au détour d’un de ces récits, je découvris la ville de Pontmalduit. Je m’y rendis et je fis la connaissance de Delphine Boyer, l’archiviste du coin. C’était une femme revêche et droite, mais nous partagions une passion pour les ouvrages anciens. Au fil des années, nous tissâmes de véritables liens d’amitié et elle me permit d’accéder à certains documents normalement interdits au public. L’année suivante, je m’installai dans la petite bourgade. Je louais un appartement qui donnait sur la place principale et tous les jours j’effectuais le trajet jusqu’à Aigue-Ardente pour assurer mes cours et mes recherches. Au fil du temps, mon domaine de prédilection évolua. Je découvris que certaines légendes ne paraissaient pas faire partie du patrimoine auvergnat, mais évoquaient de sombres histoires plus ou moins étranges.

Le premier document qui me mit la puce à l’oreille était un fragment de livre datant du moyen âge sur lequel on pouvait voir un évêque qui semblait s’entretenir avec une créature ressemblant à une mante religieuse géante. Au début, évidemment, je le considérai comme faux et je réalisai une authentification en bonne et due forme. Je refis mes analyses quatre fois pour être sûr du résultat. Le parchemin était d’époque. 

J’en parlai à mon amie Delphine, qui aussitôt devint d’une pâleur cadavérique. Elle m’expliqua que j’étais en train d’effectuer des recherches sur des sujets fort dangereux et que je risquais de le regretter. Mais j’étais jeune et je ne me laissai pas impressionner. Je passai des semaines à tenter de la convaincre de m’en dire plus, sans succès. En parallèle, je continuais mes investigations à l’université de Sioule. Je réussis à obtenir un double des clés de la réserve, et j’eus ainsi un accès non officiel aux ouvrages destinés à un usage interne. Je travaillais en dehors des heures d’ouverture en m’éclairant à la lampe torche pour éviter d’éveiller les soupçons. Plus d’une fois, je faillis être découvert par un veilleur, mais mes recherches donnèrent des résultats, je trouvai une nouvelle série de documents décrivant cette fois des membres du clergé semblant obéir à des sortes de soldats métalliques féminins. Durant mes longues nuits d’enquête, je finis par tomber sur une traduction latine d’un ouvrage nommé « Custodes de foris est mundum », mais elle était incomplète. On y dépeignait des créatures mécaniques à l’apparence de femmes luttant avec des insectes géants à tête de chat pour obtenir le contrôle de notre planète. J’aurais pu croire que tout cela était du délire, si je n’avais pas fait mes découvertes précédentes.

Lors de l’hiver 2015, Delphine Boyer perdit son père et se retrouva dans une phase de grande vulnérabilité. En ami sincère, je lui apportai tout le soutien possible. Les mois suivants furent difficiles pour elle et, en remerciement, elle accepta de répondre à quelques-unes de mes questions. Les créatures métalliques dont j’avais trouvé la description se dénommaient les Cybérines et voulaient conquérir notre monde, elles étaient en conflit avec une sorte d’armée d’insectes géants appelés les Ghr’ur. Il existait des passages entre leurs différents univers et deux d’entre eux se situaient en Auvergne. Elle me supplia de ne pas poursuivre mes recherches et de ne surtout pas en parler autour de moi. Pour elle, tout ceci devait rester totalement secret. C’est à peu près à la même période que je commençai à suspecter que l’on me surveillait. Ce n’était rien de bien évident, mais il me semblait que des ombres apparaissaient aux endroits où j’aurais dû me trouver seul. En sortant de la réserve de la bibliothèque, j’entendais souvent un verrou qui claquait, dans les rues désertes de Pontmalduit, j’apercevais une silhouette disparaissant rapidement sous un porche. Dans mon appartement, des objets et des documents paraissaient changer de place de manière mystérieuse.

Toutefois, je ne me laissai pas intimider, et je localisai un daguerréotype datant de 1928 représentant une sorte de robot dans une forêt. Je photographiai en détail la plaque pour l’étudier plus facilement de chez moi. Je me renseignai sur Louis Daguerre, l’inventeur de cette technologie de prise de vue, et je découvris qu’entre 1927 et 1928 il avait en effet séjourné en Auvergne.

En tenant compte des temps de pose nécessaires à l’époque, la créature devait être restée plusieurs heures sans bouger. Peut-être était-ce un faux. Cependant, je ne trouvai aucune trace ni mention de ce daguerréotype dans les ouvrages. J’interrogeai des spécialistes de l’histoire de l’optique et de la photographie et personne ne put me confirmer que ce cliché était authentique.

Durant le mois de mars 2021, un incendie ravagea la bâtisse où je logeais. Dieu merci, j’ai le sommeil léger et j’échappai de justesse à une mort horrible. Par contre, l’ensemble de mes documents partit en fumée. Je me félicitai d’en avoir fait une copie sur le Cloud de l’hébergeur OVH. Hélas ! Quelques jours plus tard, je découvrais que leurs centres de données avaient eux aussi subi un sinistre et la totalité de mes fichiers numérisés avait disparu. J’avoue que ces évènements m’incitèrent à plus de discrétion et mirent un frein à mes recherches. Des années de travail étaient détruites et il était impossible de reconstruire tout ce qui avait été perdu. Je sombrai alors en grande dépression et, pendant plusieurs mois, je fus traité par anxiolytiques. Quand je commençai à émerger de ma maladie, je tentai d’avertir le monde de ce qui se passait, de la présence des Cybérines et du danger qu’elles représentaient. Les médecins me diagnostiquèrent un trouble de la personnalité narcissique avec des tendances mythomanes et procédèrent à mon internement à l’hôpital psychiatrique Saint-Gabriel, situé sur la commune de Saint-Loup, à la campagne. C’est depuis ma cellule que j’écris ce message, en espérant que quelqu’un arrivera à me croire suffisamment pour me faire libérer. Je ne suis pas fou, j’ai des preuves. Mais je ne peux pas parler, car ils m’observent en permanence. En cet instant même je les entends approcher. J’ai remarqué des insectes qui se collent sur ma fenêtre, ce sont sans aucun doute des espions des Ghr’ur. Si vous lisez ces lignes, venez à mon secours. Libérez-moi.

Note aux lecteurs : les images présentes dans cette chronique ont été générées à l’aide du logiciel Midjourney.

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