Des panaches de brumes paresseuses s’accrochaient aux plants des rizières. Le premier quartier de lune jetait une lueur fantomatique sur la scène, obscurcie ponctuellement par de rares nuages. Aucun bruit ne troublait le calme de la nuit. Dans un silence parfait, une silhouette avançait, passant d’une ombre à l’autre. C’était une femme, aussi maigre que menue, toute en os et en muscles, elle aurait pu courir le marathon. Son visage, d’une banalité affligeante, se voyait à peine dans la pénombre. Elle n’était pas vraiment belle et ne marquait pas les esprits. Elle s’approcha d’une maison un peu à l’écart, légèrement délabrée, et jeta un coup d’œil par la fenêtre cassée, pour s’assurer de l’absence de danger. La porte émit un faible grincement lorsqu’elle la poussa. L’intérieur était plongé dans le noir, mais on pouvait distinguer quelques meubles. Dans un angle de la pièce, une paillasse crasseuse faisait office de couchage. Un petit chevet posé à côté était recouvert d’une liasse de feuilles. Le coin cuisine était réduit au minimum avec un réchaud à gaz et une casserole encore sale. Au centre du local, un cadavre pendait, accroché à une poutre. Elle poussa un soupir de lassitude en regardant le corps. Étrangement, il ne dégageait aucune odeur. Une table renversée lui avait certainement servi de support avant son geste fatal. La femme redressa le meuble, monta dessus puis coupa la corde qui le retenait au plafond. La dépouille s’effondra avec un bruit mou sinistre, un craquement indiquant qu’une cote venait sans doute de se briser dans la chute. Elle sauta au bas de son perchoir et retourna le corps. Sa jeunesse apparente la surprit. L’homme était né dans les années soixante-dix, il devait donc avoir dans les quarante-cinq ans d’après les informations qu’on lui avait fournies. Mais il ressemblait à un adolescent, ou alors c’était une illusion d’optique due à la lumière de la lune. Elle haussa les épaules, sans doute cela venait de ses cheveux blonds qui lui donnaient un air juvénile. À l’aide d’un couteau de survie qu’elle extirpa de sa veste, la femme découpa la chemise du mort et l’ouvrit largement sur le torse blanc et froid, dénué de toute pilosité. Elle appuya la pointe sur le sternum, pesant de tout son poids sur le talon du poignard. Le métal traversa l’os avec un craquement écœurant, puis entra dans le cœur. Alors qu’elle retirait la lame, un sang étrangement vermillon s’écoula de la blessure. Il aurait dû apparaître noirâtre et coagulé, en fait le cadavre n’aurait pas dû saigner du tout. Elle sortit de sa poche un petit boîtier où se trouvait une pince allongée. Elle l’inséra dans la plaie, fouilla quelques secondes, et extirpa un minuscule éclat de cristal rouge qu’elle rangea aussitôt. Elle se releva, ses articulations craquant sous l’effort. Se dirigeant vers l’entrée, son regard s’attarda un instant sur la pile de papiers posée sur la paillasse, sans savoir pourquoi elle décida de les emporter. Se retournant dans l’entrebâillement de la porte, elle jeta un dernier coup d’œil vers le corps. Il semblait plus vieux et ses cheveux étaient devenus bruns. Des rides étaient apparues sur le visage et il ne ressemblait plus du tout à un adolescent.
D’un pas rapide, la femme marcha vers le sud sur deux kilomètres, jusqu’au bosquet où elle avait dissimulé une moto, volée quelques jours plus tôt dans le district de Xiahuayuan. Elle rangea les feuillets dans une des sacoches, démarra et partit vers Beijing, laissant le village de Liuwang derrière elle. Le soleil pointait au-delà des collines, illuminant la route. Cependant, elle ne cessait de voir le visage du mort et la manière dont il était passé de l’adolescence à l’âge adulte en quelques secondes. Elle espérait qu’elle trouverait un début de réponse dans les pages qu’elle avait emportées.
Quatre heures plus tard, elle entrait à Beijing et c’est dans ses faubourgs, à Chengnan, que la moto rendit l’âme. Elle récupéra les documents et l’abandonna. Elle héla un taxi et lui demanda dans un Cantonais approximatif d’aller à l’aéroport international. Elle profita du trajet pour allumer son smartphone et acheter un billet sur Singapore Airlines. Un vol parait à seize heures trente, elle avait le temps de l’attraper. Puis elle lança WhatsApp et envoya un message à sa cliente pour lui dire que la mission était accomplie et qu’elle la retrouverait à Montrocher dans deux jours. En réponse, elle reçut un smiley souriant. C’était incroyable qu’une gamine de vingt ans soit sa commanditaire et qu’elle n’utilise que des émojis pour communiquer. Levant les yeux au ciel, elle rangea le téléphone et s’abîma dans le paysage en attendant d’arriver.
À seize heures, elle s’asseyait dans l’avion, en classe économique, et se préparait à vivre douze heures de transport qui se solderaient par des douleurs au dos et au coccyx. L’homme à côté d’elle la regardait avec un air de dégoût. En effet, elle ne sentait pas très bon. Tant pis pour lui, il n’avait qu’à voyager en catégorie « affaire ». Elle se cala tant bien que mal dans son siège et commença la lecture des feuillets qu’elle avait récupérée à Liuwang.


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